Le centre universitaire romand de médecine légale a mené, en 2022, une recherche[1] auprès de 20 jeunes (de 14 à 28 ans) ayant été confrontés à de la violence dans le couple de leurs parents. Leur parent victime de violences conjugales avait consulté l’unité de médecine des violences du centre hospitalier universitaire Vaudois entre 2011 et 2018. A cette époque, les enfants étaient âgés de 3 à 17 ans.
L’objectif de cette étude était de faire entendre leur voix (ce qui est plutôt rare …) afin de fournir aux professionnels et pouvoirs publics, une connaissance plus approfondie des vécus, ressources et besoins des enfants victimes de violences conjugales.
Voici une synthèse de ce qui nous semble essentiel à vous partager.
Les chercheurs signalent qu’en Suisse, comme dans d’autres pays occidentaux, un enfant sur 5 est exposé à de la violence dans le couple parental durant son enfance, à savoir que un de ses parents est soit victime soit auteur de violence au sein du couple.
L’étude rend compte des impacts des violences conjugales sur les enfants, et ce tant au niveau du vécu au quotidien qu’à long terme, mais aussi des ressources sur lesquelles ces enfants ont pu s’appuyer et de leurs besoins.
Les chercheurs ont mené des entretiens semi-structurés avec les participants après les avoir informés des différentes formes de violence au sein d’un couple et les différentes manières auxquelles on peut y être exposé.
Ces entretiens ont porté sur :
– les principaux domaines de la vie (famille, école, loisirs, ami.es, relations amoureuses)
– les contacts avec les professionnels
– leur personnalité
– leurs ressources
– leurs besoins
– leurs conseils pour les enfants qui vivent ces situations de violences conjugales.
7 points importants émergent des résultats de l’étude.
1. L’expérience de la violence
La durée d’exposition aux violences a varié de quelques mois à plusieurs années et parfois toute la vie d’enfant des participants.
Tous les participants ont décrit au moins un épisode de violence physique sur le parent victime, des violences psychologiques (insultes, interdictions, menaces, harcèlement) répétées et des disqualifications adressées à la victime et aux enfants. Deux participantes étaient au courant de violences sexuelles sur leur mère.
Les participants indiquent avoir pu, à certains moments, identifier des déclencheurs de violence (alcool, comportements de l’enfant, désaccords à propos des enfants …) mais par contre, à d’autres moments, avoir été confrontés à des violences « imprévisibles ».
Les entretiens montrent que les souvenirs des épisodes aigus de violences sont parfois très détaillés, même des années après, ou au contraire flous ou totalement absents.
Les aîné.e.s de la fratrie ont essayé de protéger physiquement et psychologiquement les plus jeunes en les emmenant ailleurs dans la maison, en tentant de les distraire, en les consolant.
Les enfants surveillaient ce qu’il se passait, intervenaient pour stopper les violences, tentaient de protéger la victime et/ou recherchaient de l’aide.
Tous les participants ont ressenti de la peur pour la victime, pour leurs frères et sœurs et pour eux-mêmes. Ils ne comprenaient pas ce qui se passaient, se sentaient démunis et étaient « sous le choc ».
La grande majorité des participants a connu au moins deux autres formes de victimisation (violence de l’auteur à leur égard ; harcèlement scolaire, violence agie par le parent victime ou un membre de la fratrie, d’un petit ami plus tard dans la vie …) et un quart des participants en a mentionné cinq ou plus.
2. Impacts sur la santé et le bien-être
Les termes « traumatisé.e », « marqué.e », « choqué.e » ont souvent été nommés pour décrire l’impact des violences dans le couple.
La peur et les inquiétudes étaient présentes dans la vie quotidienne et ce même quand l’auteur n’était pas violent ou qu’il n’y avait plus de contact avec lui.
Un sentiment de tristesse en lien avec l’expérience de violence conjugale est décrit. Il peut apparaître parfois longtemps après la fin des faits violents.
L’auteur passant de l’affection à la distance ou au mépris, le manque de réponses du couple parental aux besoins de l’enfant, les inactions des professionnels et/ou d’autres adultes induisent un sentiment d’abandon.
Certains participants évoquent des pensées suicidaires tant ils se sentaient déprimés.
La culpabilité, de n’avoir pas pu protéger la victime, les frères/sœurs – d’avoir déclenché l’événement violent – d’avoir dénoncé le parent violent a été mentionnée.
La honte et le sentiment d’impuissance se retrouvent également dans les témoignages.
Beaucoup signalent des déménagements fréquents et des difficultés économiques et matérielles.
Pour plusieurs participants, la vie scolaire a été compliquée : absences ponctuelles ou de longue durée – réticences à aller à l’école car souhait de cacher les marques des violences subies – harcèlement vécu à l’école (2/3 des participants) – la fatigue – difficultés à étudier à la maison – problèmes de motivation et de concentration – pression des auteurs de violences.
La plupart des jeunes signalent des difficultés relationnelles et ce dans leurs différents contextes de vie mais surtout dans leur entourage familial notamment avec le parent auteur de violences mais aussi au sein de la fratrie.
Au niveau de leur fonctionnement, les participants se décrivent impulsifs, rapidement en colère et pouvant être verbalement et/ou physiquement violents. Ils évoquent des troubles du sommeil, un repli sur soi, des violences auto-infligées.
3. Ressources
Au niveau personnel, les participants signalent plusieurs éléments qui les ont aidés à tenir bon :
- Le fait de pouvoir prendre du recul permettant de donner du sens et de comprendre les comportements violents agis dans le couple
- Se fixer des objectifs personnels, relationnels, professionnels
- Les croyances et/ou pratiques spirituelles et religieuses
- La mise en place de stratégies pour réguler les émotions envahissantes (sortir marcher quelques minutes, tenter de discuter lors des conflits …)
- Demander de l’aide, parler à quelqu’un du vécu violent
- Se mettre dans « une bulle », ne pas s’impliquer dans les conflits
Au niveau interpersonnel, certains ont été aidés par le fait de faire confiance à autrui mais d’autres ont, au contraire, souligné l’importance de ne pas faire confiance trop facilement à autrui car ils percevaient le besoin de se protéger.
Le plus souvent, c’est le parent victime qui est décrit comme la source de soutien principale quand elle écoute, protège, porte de l’attention, recherche des solutions, partage des activités.
Aucun jeune ne mentionne d’actions de recherche de solution menées par l’auteur.
Les frères et sœurs, partageant la même expérience, ont souvent été des personnes réconfortantes.
Des membres de la famille élargie (oncles, tantes, grands-parents) ont été un réel soutien en s’occupant des enfants et/ou en intervenant dans des moments aigus de violences et en accueillant les enfants et/ou le parent victime chez eux.
Des amis de la famille ou des voisins ont pu occasionnellement aider les enfants et la victime en les hébergeant après un moment de violence.
Des loisirs et activités de groupes ont permis d’oublier les problèmes et ressentir un sentiment de liberté.
Les professionnels ont été aidants en garantissant la confidentialité, en mettant en place des actions concrètes de protection et, de par leur écoute, en aidant à la compréhension de la situation.
4. Barrières pour parler des violences
Les soutiens interpersonnels mentionnés ci-dessus ne signifient pas nécessairement que la violence dans le couple a été discutée. Souvent les violences n’ont jamais ou que très partiellement été évoquées. Certains en parle même pour la première fois durant l’étude.
Plusieurs raisons de ne pas parler des violences conjugales sont évoquées :
- Ne pas savoir que la situation est anormale
- Minimiser la gravité de la situation
- Prendre de la distance pour se protéger
- Sentiment de honte
- Sentiment de culpabilité : « ce qui arrive est de ma faute »
- Peur de ne pas être pris au sérieux
- Risque de conséquences négatives : « l’auteur va l’apprendre », « je vais être placé », « je vais malmener la famille »
- Douter qu’on puisse les aider (même les professionnels)
- Respecter le souhait de la victime qui ne veut pas qu’on en parle
- La pitié ressentie envers l’auteur
- Les professionnels qui n’abordent pas le thème de la violence possible
Certains jeunes de l’étude soulignent toutefois que le temps a fait évoluer leur capacité de parler de la violence au sein du couple : ils se sentent plus mûrs – ils souhaitent protéger leurs frères et sœurs – ils ne peuvent plus cacher les traces des coups.
5. Besoins et conseils concernant l’entourage
Une majorité de participants à l’étude souligne que l’auteur doit cesser d’être violent et une minorité que la victime doit demander de l’aide.
Ils soulignent que tout adulte témoin ou au courant des violences dans le couple doit agir pour protéger les enfants en appelant la police ou en signalant la situation.
Le besoin de parler à un proche est mentionné plusieurs fois. Le besoin d’attention est souvent nommé.
Des besoins de « pauses » et de stabilité sont aussi nommés.
6. Besoins et conseils concernant les professionnels
En ce qui concerne les
professionnels, les participants ont nommé différents besoins qui touchent
trois domaines distincts : la prévention – la protection – les soins.
En matière de prévention, les participants estiment que les
professionnels devraient davantage informer les enfants à propos des violences
conjugales afin qu’ils puissent les identifier et, s’ils y sont confrontés,
reconnaître que ce n’est pas normal. Ils
estiment également que les lois devraient davantage permettre de protéger les
victimes de violence, de punir les auteurs et de leur retirer la garde des
enfants.
Au niveau de la protection, les professionnels ne doivent jamais
minimiser ce que racontent les enfants.
Ils doivent veiller à ce que l’enfant puisse énoncer ses solutions à ses
besoins comme par exemple avoir un endroit où se réfugier sans nécessairement
parler de ses problèmes. Il est
essentiel que l’enfant participe et approuve les stratégies et solutions mises
en place face aux comportements de l’auteur violent.
Au niveau des interventions et des soins donnés par les professionnels,
les participants soulignent combien il est difficile pour un enfant d’aborder
son vécu de victime de violence conjugale.
Le professionnel doit donc prendre l’initiative d’en parler et répéter
les tentatives de dialogue car la probabilité que l’enfant n’en parle pas de
suite est grande. Les participants demandent que le professionnel respecte le
fait que l’enfant ne souhaite pas en parler. Prendre la parole de l’enfant au
sérieux, en assurer la confidentialité et l’impliquer dans les processus de
décision est essentiel.
7. Conseils aux enfants exposés à la violence conjugale
Les jeunes participants à l’étude ont donné une série de conseils pour les enfants exposés à la violence conjugale tout en reconnaissant qu’eux-mêmes n’avaient pas toujours suivi ces conseils.
Ils ont cités :
- Savoir qu’être exposé à de la violence conjugale n’est pas normale et qu’une vie familiale est faite d’amour et de soutien
- Parler assez rapidement à une personne de confiance de leur vécu malgré la honte ressentie
- Parler à un professionnel
- Ne pas se mêler des conflits et se protéger en se réfugiant dans sa chambre
- Pendant les épisodes aigus, se distraire, sortir de la maison
- Se consoler seul avec des activités qu’on aime
Conclusion
Cette étude montre combien il est intéressant et nécessaire de donner la parole aux enfants/adolescents victimes de violence conjugale.
Comme professionnels, nous nous rendons encore mieux compte du jeu d’équilibriste exigé par l’accompagnement de ces enfants. En effet, ceux-ci souhaitent à la fois se taire mais en même temps que nous décodions les signes qu’ils nous transmettent, ils nous demandent de garantir la confidentialité mais simultanément de les protéger.
Vous voulez approfondir et lire le rapport complet ?
[1]https://www.curml.ch/sites/default/files/fichiers/documents/UMV/Rapport_Etude_Violence_Couple_Experience_Enfants_112024.pdf
Courage à tou.te.s, vous voilà davantage informé.e.s et vous savez où vous former au besoin : « violences intrafamiliales : quand la violence conjugale impacte l’enfant ».
Christine Degraux & Victor Pelsser